Denis Dufour | Notice des œuvres
Allégorie
1995 | 68’42 | opus 83 | acousmatique | support audio | 2 pistes | éditions Maison Ona
01. Lumière captive [07’53] · 02. Perdue de vue [08’02] · 03. Lumière des étoiles mortes [07’53] · 04. Incendie de l’amour [07’01] · 05. Lumière des yeux [07’04] · 06. Lumière des ténèbres [06’54] ·
07. Inversion de la lumière [08’26] · 08. Lumière inouïe [05’42] · 09. Lumière évanouie [08’27]
• Réalisation sur magnétophones et ordinateur au studio du compositeur à Crest
• Prises de son : Denis Dufour
• Création à Crest, galerie Lydie Rekow, pour l’installation plastique Limites de Martina Kramer du 26 août au 3 septembre 1995 lors du festival Futura
• Création en concert à Perpignan, chapelle Saint-Dominique, le 16 novembre 2001 dans le cadre du festival Aujourd’hui Musiques par Jonathan Prager sur acousmonium Motus
Cette pièce, installation cyclique de 70 minutes ou musique de concert, prend modèle sur le principe de l'inversion-succession ombre/lumière. Inversion progressive tout au long de l'œuvre, inversions sémantiques entre lumière naturelle et artificielle, lumière ancienne – des étoiles, du passé – et lumière contemporaine – des néons, de la télévision et du laser – lumière qui abîme et détruit, lumière qui guérit, entre ombre qui décolore et fait dépérir, et ombre qui soulage et protège.
Aussi aucune valeur symbolique définitive n’est attribuée à chaque membre de l'antithèse. L'ambiguïté de l'amour pour ce qui nous nourrit et nous porte et l'ambivalence de notre comportement à l'égard des éléments sont laissées entières, à l’interrogation de chacun. Œuvre calme et méditative, qui laisse à l’auditeur la faculté de s’y reposer et de s’en pénétrer inconsciemment, faite de sons à la fois proches (dans leur quotidienneté étrange) et lointains (comme un écho assourdi), Allégorie propose une odyssée rêveuse et minimaliste, un détour par la forêt des signes discrets (secrets ?) qui nous guident tels des esprits facétieux vers le vrai monde. Mélopées pygmées et chants eskimos y marquent l’universalité de la culture qui prend la nature comme guide, comme modèle et comme archétype. Dans ces lieux sous les tropiques et sous le cercle polaire, la succession de l’ombre et de la lumière du soleil est marquée par des rythmes opposés. Mais une même acceptation joyeuse des cycles que cette succession crée dans la vie de la Nature et dans celle de l’homme oriente toute une existence collective faite de sagesse et de connaissance au sens vrai. Quand il ne juge pas, quand il ne classe ni ne compare les phénomènes en fonction de ce qui lui est sur l’instant faste ou néfaste, l’homme se donne la chance d’embrasser la réalité dans ses contraires, et de cette intimité avec la vie il fait la plus belle des créations : celle de son propre bonheur, toujours réinventé.
Tout le monde a en mémoire le Mythe de la caverne, fable dans laquelle Platon nous fait entrevoir l'inconnaissable obscurité de notre vie, et aperçue dans nos études de philosophie. Des hommes sont enchaînés au fond d'une profonde caverne, de telle sorte qu'il ne leur est pas possible de tourner leurs regards vers la lumière de son entrée, mais seulement en direction de ses parois. Un grand feu a été allumé à l'extérieur, et ces esclaves enchaînés ne perçoivent du monde que les ombres des hommes et celles de leurs activités projetées par la lueur de ce feu. Et ces ombres leur paraissent belles, attirantes, ils y voient l'image de la vraie vie et de la liberté dont ils sont privés. Sur elles ils projettent toute leur interprétation de l'univers. Les parois de la caverne sont l'écran sur lequel non seulement se projettent ces ombres, mais aussi les rêves, les désirs et les inquiétudes de ces esclaves. De telle sorte que, si par compassion ou hasard un homme ou un dieu s'avise de briser leur chaînes, ceux-ci, attirés par la lumière vraie du monde réel qui vit à l'extérieur d'eux, s'en approcheraient et en seraient aveuglés pour toujours.
D'où Platon tire la prédiction que, pareils à ces hommes enchaînés, nous ne faisons que fabuler sur la nature du Réel, et que nous ne supporterions pas de voir en face le vrai visage de la vie. Ce que nous appelons le réel est un mélange indistinct d'une once de vérité et d'une multitude de projections personnelles, et collectives, liées à nos conditionnements passés. Ce que Jacques Salomé de son côté a appelé le “retentissement” : le poids de l'expérience, des habitudes, de l'éducation, des contraintes qui ont forgé – et parfois déformé – nos premières années.
N'est-ce pas notre civilisation prométhéenne, et le conditionnement à la peur et à la méfiance de la vie qu'elle suscite chez chacun de nous dès l’enfance, qui se trouve symbolisée en partie dans les chaînes de l'allégorie de Platon ? Celui qui est enchaîné à l'expérience du passé peut-il vraiment vivre libre ?
Telles sont les questions que pose l'œuvre de Denis Dufour, à travers une sorte de parcours initiatique cyclique de 70 minutes et neuf mouvements, menant de la profondeur de la Terre à celle du Ciel et de celle du Ciel à celle de la Terre, et de l’étendue des pôles à l’immensité de la Forêt. [Thomas Brando]