
Denis Dufour | Notice des œuvres
Élixir
1996 | 12'34 | opus 87 | acousmatique | support audio | 2 pistes | éditions Maison Ona
• Troisième volet du triptyque Exil, Hélice, Élixir
• Réalisation sur magnétophones et ordinateur au studio du compositeur à Crest
• Prises de son : Denis Dufour
• Voix : Denis Dufour
• Création à Albi, auditorium du Centre culturel de l’Albigeois Scène nationale, le 18 janvier 1996 lors de la saison Musique nouvelle par Denis Dufour sur le dispositif du GMEA (Groupe de musique électroacoustique d’Albi)
Avec des matériaux assez connotés, Denis Dufour fait le pari de produire une œuvre très abstraite et de facture typiquementmorphologique/sonique, sur un parti pris presque philosophique : qu’est-ce qui survit de l’existence d’un créateur dans son œuvre, après qu’il ait disparu corps et biens dans les profondeurs ? Et ce qui survit de lui a-t-il une vie propre, capable de rendre compte à l’âme de ce que l’œuvre aura rencontré et changé du monde ? Créer n’est-il pas fabriquer (pour soi-même) un élixir d’éternité, sinon d’amour (pour autrui) ?
Dans cette pièce ultra-abstraite, Denis Dufour joue le jeu d’un matériau limité auquel il assigne quelques grandes morphologies très synthétiques. On pourrait dire : une suite d’accidents, entendue comme une façon multiple de revivre le même dérapage formel, ou bien l’escalade d’une roche escarpée et accidentée, poursuivant le bonheur d’une conquête éphémère. On croit reconnaître toutes sortes de grincements divers, de crissements de pneus transposés dans tous les tons, bruits de fracas de vitre et de tôle enfoncée, (coups de gong immédiatement assourdis), cliquetis, violons électroniques, tubas ronflants, petites notes de flûte égrenées, rebonds de balle de basket sur un parquet crissant, gémissements de cale de bateaux, rebonds, explosions miniatures, respirations puissantes arrêtées, mouettes et mini vagues… On croit simplement. Denis Dufour se joue à merveille de notre aspiration à l’image sonore pour brouiller les pistes d’un matériau dont lui seul sait le cheminement capricieux et la nonchalante (mais précise) alchimie.
Double mouvement ascensionnel et descendant, donc. Comme entre les flash-back des Choses de la vie, le film de Claude Sautet, des éclats revisités de plus en plus brièvement d’une vie abstraite (faite elle-même de grands accidents, de fractures) nous reviennent aux oreilles, collisions sur une route suprématiste et idéale, et collisions idéales, elles aussi. On est presque dans l’ambiguïté attirante et effrayante des expériences de N.D.E. (mort imminente) sur l’avant et l’après, ces éclats servant de déclenchement à des élucubrations de micromorphologies d’abord très présentes puis, à mesure qu’elles réapparaissent sur la scène acousmatique, de plus en plus transposées, émiettées, éloignées. Comme l’écho affaibli et insistant d’une sorte de réaction en chaîne. Leur éclat mat et claquant est presque celui d’une chambre à la réverbération dure et immédiatement assourdie, réprimée. Sorte de méditation proustienne sur l’aventure antérieure (« Longtemps je me suis levé de bonne heure… »), collision planétaire agrandie aux dimensions d’un rêve dans une pièce nue, pleine de souvenirs de poupées et de jouets. Peut-être, à cette façon de refaire vivre éternellement le passé de l’expérience en la fixant sur le support magnéto-numérique, doit-on le titre ambigu de l’œuvre, Élixir, élixir d’amour ou de mort, ou bien élixir technologique de vie éternelle ? Mais tout cela n’est-il pas confondu dans un point d’orgue indéfini vers lequel toute l’œuvre tend ? [Thomas Brando]



