
Denis Dufour | Notice des œuvres
Exil
1995 | 12'39 | opus 85 | acousmatique | support audio | 2 pistes | éditions Maison Ona
• Premier volet du triptyque Exil, Hélice, Élixir
• Réalisation sur magnétophones et ordinateur au studio du compositeur à Crest
• Prises de son : Denis Dufour
• Création à Gentilly, grande salle de l’Hôtel de Ville, le 2 décembre 1995, lors du festival Son et Image par Denis Dufour sur acousmonium Motus
Exil est une œuvre de fondation, de retour. On pense à la thématique obsédante chez Thomas Bernhard de l’origine, du repli, de la régression (La Cave : Un retrait, L’Origine, etc.).
Arrachement au monde adulte et retour aux archétypes de l’enfance, l’exil est ici entendu par Denis Dufour comme une chambre d’échos primitifs répercutant les ondes fondatrices du monde : souffle premier de l’origine, langueur surnaturelle des paysages de montagne dans le lever de soleil d’un matin d’août, enfermement subi dans l’obscurité du monde industriel, de l’éternel hiver de la forge, de l’aciérie. Ce métal en fusion, c’est le retour, le repli, c’est la refonte d’une vie à laquelle se prépare le poète ou l’homme tombé en disgrâce (à ses propres yeux ou aux yeux des autres). Le pouvoir n’isole-t-il pas, et l’argent amassé, la pyramide sociale édifiée, ne produisent-ils pas des monstres dont le sort en fait autant de parias ?
Exil, c’est l’île entourée d’eau, cette Elbe, Sainte-Hélène, c’est l’île volcanique : retour du thème de la fusion, de la refonte élémentale. C’est le désert initiatique, la forêt des origines où Arjuna apprend de Krishna, en une seconde qui dure cent ans, tout du passé, du présent et de l’avenir de lui-même et des autres, du connaissable et de l’inconnaissable, avant de replonger dans le temps, avant de se fracasser à nouveau contre les hommes dans une guerre qui ne prend pas fin. Cette pacification subie ou choisie, ce silence, cette solitude, c’est aussi le lac où dort Excalibur, la roche où sont enfermés les fossiles, attendant le moment où l’amour réchauffe à nouveau la terre pour vivre à nouveau.
Jouant sur une sorte de sublimation du matériau sonore, Denis Dufour capte les rumeurs, les souffles, la cavalcade des éléments et les engouffre dans la chambre où il joue : appels, plaintes, cris d’animaux, cloches, troupeaux au mystérieux égrégore, mémoire akashique des bruits du monde depuis l’aube, tout tourne dans une spirale d’extinction, tout se fond dans une ébullition primitive et scandée. Pour autant que l’art acousmatique n’est pas tant, comme le rappelait Schaeffer, fait de sentiments, d’émotions manifestés et articulés mais plutôt de matières, d’organismes, de besoins informulés seulement ressentis au plus profond, débarrassés du masque du message.
Divers cachots, divers refuges s’offrent à notre contemplation sonore, dès lors : alpages, forêts tropicales criblées de signes, ghettos des inner cities, déserts et abysses ; échos d’un monde industriel qui mit en exil une partie de la société dans les profondeurs de la terre, mineurs, sidérurgistes qui ont extrait la face noire du monde, charbon d’abord, un jour diamant, minerai, or originel que le poète puise en lui-même sans s’épuiser au terme d’une vie qui n’est qu’un long exil intérieur et secret jusqu’à ce qu’il prenne conscience que le plus grand des refuges c’est de ne se protéger de rien. [Thomas Brando]



