
Denis Dufour | Notice des œuvres
Heimliches Licht
2008 | 07’25 | opus 143 | éditions Maison Ona
pour flûte et support audio
• Cycle Le Livre des désordres
• Réalisation de la partie électroacoustique sur ordinateur au studio du compositeur à Paris 19e
• Prises de son : Denis Dufour
• Création à Noisiel, auditorium Jean Cocteau, le 18 avril 2008 par Hubert de Villèle flûte et Jonathan Prager sur acousmonium Motus
Cinquième du cycle Le Livre des désordres (1), Heimliches Licht est inspiré par le poème Expérience de Thomas Brando. La partie électroacoustique est réalisée à partir d'éléments qui ont servi à la composition de Dionaea.
1. Commencé en 2007, Le Livre des désordres est une suite d’œuvres acousmatiques, instrumentales et mixtes* inspirées par les cycles perturbés de l’humeur propres aux personnes bipolaires, alternant les abysses de la plus profonde dépression et l’exaltation sommitale d’une toute puissance invincible et solaire. Le côtoiement d’un proche touché par ce trouble m’a suggéré d’exprimer par la musique, selon les œuvres, soit son ressenti profond entre excitation et abattement, soit mon observation distanciée de ses changements d’état, soit mes propres souffrances face tantôt à son excessive et destructrice euphorie, tantôt à son épuisante et déroutante immobilité. Compositeur, j’ai, depuis longtemps déjà, investi dans mes musiques** le territoire des sentiments, de leurs désordres et des déjouements dont ils sont souvent l’objet. Le trouble psychique, rarement évoqué de front, apparaît pourtant comme le moteur bien involontaire de nombre d’actions, de décisions, d’œuvres artistiques, d’aventures extraordinaires comme de redoutables tragédies humaines. Modèle à la fois abstrait, conceptuel et anecdotique, j’en ai fait, nourri de mes expériences et de mes rencontres, l’une des bases de réflexion et de construction de ma création. Cependant, chacun sait que la musique n’exprime rien d’autre que ce qu’il peut comprendre de son propre vécu et de ses sentiments, et de ce qu’il peut en accepter. [Denis Dufour]
* L’Esprit en étoile [2007] pour support audio | Spiritus / Stella pour deux basses de viole | Dionaea [2007] pour support audio • Noir [2008] pour piano et support audio | Heimliches Licht [2008] pour flûte et support audio | The Blob [2009] pour support audio | Face aux ténèbres [2009] pour saxophone alto, percussion, piano et support audio | Sprint [2015] pour flûte, percussion, violon, violoncelle et contrebasse | Amor Niger L. [2018] pour voix et support audio.
** Notre besoin de consolation est impossible à rassasier [1989, texte de Stig Dagerman lu par Thomas Brando] | Charge maximale [1991] | Bazar punaise [1996] | Voix off' [2005] sur des texte de Thomas Brando.
Expérience [Thomas Brando]
J'avançai
Je marchai
Mes habits un à un se défont sur le bitume abîmé du quai
Je marchai, j'avançai
Je marchai et, un à un, mes habits se sont défaits
Veste, chemise et pantalon, m'ont quitté
Tout en deux devant moi s'ouvre, vrai
En étranger sans masque j'avance
C'est la grâce
Un pas survolté me conduit
Pas de trace - je danse
Mes amis un à un se sont enfuis
Dans la chaleur et dans l'air électrique
Des drapeaux et les ailes se soulèvent
Au-dessus, sur le quai, libre je marche
Droit, révolté, sans verbe
Devant moi des bras détachés s'écartent
J'avance, aspiré, plongeant vers le ciel
Mon cœur désarmé se défend
A demi dédoublé sur le quai, je continue toujours, nu
Ma peau s'arrache et se décolle
La coquille de mon crâne éclate comme un œuf
Mon corps se disperse
C'est le départ
Je me suis envolé dans la fracture
Une âme divisée flotte dans la brume
Indécis, au milieu des fragments épars
Glissant entre les ombres, les structures
Je disparais
Dissolu, flou et vague dans la lumière
Je règne, c'est la vraie vie
Je quitte tout
Et tout me rejoint.