
Denis Dufour | Notice des œuvres
Messe à l'usage des vieillards
1987 | 32'50 | opus 46 | acousmatique | support audio | 2 pistes | éditions Maison Ona
1. Kyrie - Les cheveux [08’00] • 2. Gloria - Mourir en s'amusant [09’07] • 3. Credo - Je m’en fous [07’01]
• 4. Sanctus - Il faut être nu et vide [02’40] • 5. Agnus Dei - Il faut être fou [05’30]
• Version stéréo de la version originale en 4 pistes
• Réalisation sur magnétophones au studio du compositeur à Crest
• Prises de son : Denis Dufour
• Voix parlées : Mme Suzanne Bernard (née en 1896), Sœur Yvonne (1906), Sœur Simone (1908), Sœur Marie (1912), M. & Mme Henri Blachon
• Voix criée et chantée : Denis Dufour
• Création à Paris, auditorium 105 de la Maison de Radio France, le 25 février 1987 lors du Cycle Acousmatique de l’Ina-GRM par Philippe Mion sur acousmonium GRM
Tout débute dans une décontraction grave, dans une immersion sous de calmes vagues de fébrilité, dans les ondes d’une radio qui crachote des souvenirs amers ou sucrés de colonies révolues. Le oua-oua d’une trompette, les miaulements vampirisés d’une chanteuse de boxon thaïlandais, les aboiements d’un chien de ferme, toutes ces images attrapées dans une spatialité hantée (par la silhouette inquiétante et familière de la “patronne”) font figure d’univers familial réduit à sa pure essence de machine à fabriquer les fantasmes, de mémoire-moulinette.
Fabrication de souvenirs dont l’étrange fluidité se coule dans une répétition qui emprunte autant à la sénilité qu’au poème. Car c’est le poème du manque et de l’abandon qui est déroulé ici, par l’invocation d’un signe mythologique de puissance, de force et d’amour : les cheveux. Dans l’extrême vieillesse, j’ai entendu ma grand-mère revivre journellement les mêmes scènes banales et traumatiques de son enfance, comme si sa fin se préparait en se grossissant du début. Archaïsmes personnels apparus alors que jamais la confidence ne les avait révélés, comme par l’effet d’un reflux de la vie laissant les rochers de la mémoire, les îles de la souffrance et de la joie émerger nues dans toute leur scintillante fraîcheur, dans leur meurtrissure adoucie, comme érodée.
Pourquoi une messe ? C’est que la religion dont il s’agit ici n’est pas celle de notre bonne église apostolique et romaine, mais un travail plus subtil, un trait d’union, de liaison (religare = relier) entre ces rochers d’affects, rochers de Sisyphe ou perles du Pacifique, c’est selon. La vieillesse est un naufrage, dit-on. C’est aux portes de la mort que le réel nous attend, ce qu’intuitivement les vieillards qui furent des adultes pleinement vivants comprennent et acceptent. C’est ce qui leur donne cette paix qui nous impressionne, et que nous cherchons à leur contact. [Thomas Brando]
Ce qui peut frapper à l’écoute de cette pièce, c’est le sentiment de gratuité, l’insolence de la mise ensemble des ingrédients superposés – des partenaires polyphoniques… au début. Cris de mouettes, pas obsédants, corde grattée lointaine, bouffées de musique orientale, bruits d’eau, radio américaine : c’est un cocktail, ça se veut provoquant, avec placidité. Car surtout c’est une séquence minimaliste : sans chichi ni exhibition de savoir-faire, ni astuce esthétique. Il ne cherche pas à plaire ni à se justifier artistiquement. Il s’impose rustiquement. Voix et texte rendent le même son : placidité tranquille du ton, de la philosophie… simplicité zen. (Encore qu’ici rentre l’étrangeté. Mais c’est plus provocant encore : c’est une affirmation de désinvolture).
Et pourtant, cela tient, pourtant l’on reste, l’auditeur ne s’en va pas. Il attend… C’est qu’on sent une volonté, de fer, derrière ces choix qu’on soupçonne d’être des hasards ; une volonté de durer, de faire durer, de faire aller ensemble ce qui va à peine, ce qui va tout juste. Ce que j’appelle l’esthétique du pourquoi pas…
Changer les pierres en pain ; je définis souvent Dufour (son esthétique) par la dureté. Faire du oui avec du non, c’est hardi, original. Contrairement à la fameuse recherche d’osmose, d’idylle des matériaux (danger d’hédonisme), on dirait que cet art est celui de la non-osmose, du refus. Quand ça ne colle pas, on garde et on cherche une solution qui fasse que ça colle quand même…
Idée banale de la composition ? A base de privation, d’ascèse… Traits d’esthétique attenants : matériau dur, ingrat ; désir de durer longtemps avec peu. C’est peut-être en effet très classique, cette recherche d’objets ingrats pour composer. Une nostalgie ? Et une catégorie d’esprit. Intéressant chez quelqu’un d’aussi concret que Dufour, cette tendance abstraite. [Jean-Christophe Thomas]