
Denis Dufour | Notice des œuvres
Noir
2008 | 6’00 | opus 142 | éditions Maison Ona
pour piano et support audio
• Cycle Le Livre des désordres
• Réalisation de la partie électroacoustique sur ordinateur au studio du compositeur à Paris 19e
• Prises de son : Denis Dufour
• Création à Perpignan, auditorium John Cage, le 3 avril 2008 lors du cycle Syntax 7.2 par Marie Rémond, piano et Dae-an Jun sur acousmonium Motus
Inspiré par un poème de Thomas Brando et quatrième du cycle Le Livre des désordres (1), Noir est tout entier consacré à l’extrême dépression. La partie électroacoustique est réalisée à partir d’éléments qui ont servi à la composition de L’Esprit en étoile.
1. Commencé en 2007, Le Livre des désordres est une suite d’œuvres acousmatiques, instrumentales et mixtes* inspirées par les cycles perturbés de l’humeur propres aux personnes bipolaires, alternant les abysses de la plus profonde dépression et l’exaltation sommitale d’une toute puissance invincible et solaire. Le côtoiement d’un proche touché par ce trouble m’a suggéré d’exprimer par la musique, selon les œuvres, soit son ressenti profond entre excitation et abattement, soit mon observation distanciée de ses changements d’état, soit mes propres souffrances face tantôt à son excessive et destructrice euphorie, tantôt à son épuisante et déroutante immobilité. Compositeur, j’ai, depuis longtemps déjà, investi dans mes musiques** le territoire des sentiments, de leurs désordres et des déjouements dont ils sont souvent l’objet. Le trouble psychique, rarement évoqué de front, apparaît pourtant comme le moteur bien involontaire de nombre d’actions, de décisions, d’œuvres artistiques, d’aventures extraordinaires comme de redoutables tragédies humaines. Modèle à la fois abstrait, conceptuel et anecdotique, j’en ai fait, nourri de mes expériences et de mes rencontres, l’une des bases de réflexion et de construction de ma création. Cependant, chacun sait que la musique n’exprime rien d’autre que ce qu’il peut comprendre de son propre vécu et de ses sentiments, et de ce qu’il peut en accepter. [Denis Dufour]
* L’Esprit en étoile [2007] pour support audio | Spiritus / Stella pour deux basses de viole | Dionaea [2007] pour support audio • Noir [2008] pour piano et support audio | Heimliches Licht [2008] pour flûte et support audio | The Blob [2009] pour support audio | Face aux ténèbres [2009] pour saxophone alto, percussion, piano et support audio | Sprint [2015] pour flûte, percussion, violon, violoncelle et contrebasse | Amor Niger L. [2018] pour voix et support audio.
** Notre besoin de consolation est impossible à rassasier [1989, texte de Stig Dagerman lu par Thomas Brando] | Charge maximale [1991] | Bazar punaise [1996] | Voix off' [2005] sur des texte de Thomas Brando.
Noir [Thomas Brando, le 1er février 2008]
Il me faut la Noirceur de la jungle
De l’enthousiasme venu des abîmes
La vertigineuse dépression
Qu’elle me noie
Que mon sang noir se mêle à la
Noirceur de la Terre
Et devienne la Terre même
De l’ombre implacable j’ai besoin
De ne plus rien voir
D’un miracle terrible
D’être aveuglé par l’encre
D’être saisi, jeté en l’air
Coupé en angle
Projeté contre le temple
Enfermé dans le bâtiment
Qui sombre
D’être perdu en mer
D’être éjecté en un éclair
Dans le ventre de la Jungle
Dans le centre, dans
La danse invisible des morsures
Dans une tête d’épingle
Les yeux les plus noirs
[Le doigt qui ment, celui qui me désigne]
Ne sont pas assez noirs pour moi
Pour me noyer
Il me faut la noirceur de l’ébène
Du noir le plus rare
J’ai besoin
De crier
De déchaîner la foudre
D’anéantir des foules
De gamins
Par la famine
De déchirer le ventre le plus fertile
La mer n’est pas assez démontée
Le torrent pas assez raide
Le Paradis assez aride
Pour éponger toutes les larmes qui me Tuent
La Mort assez rapide
Pour me rattraper
La Catastrophe
M’alimente
Il me faut une guerre civile :
De boire je n’ai plus besoin
Juste d’être baigné
Du sang des assassins
De connaître leur crime
Au plus profond
D’être la victime
D’un Typhon
D’être tué
Au moment ultime
De la Joie
D’être assommé
Par le venin
Par la strangulation suprême
Des Sommets
Il me faut me replonger
Au fond du vide extrême
Rattraper l’abscisse
Réordonner le gigantisme
Du chaos
Pratiquer tous les risques
Du galop
Je ne veux pas “me soigner”
Je veux saigner
Du truand magnifique je veux la gloire
D’être cloué sur un X
D’être pris pour un assassin
D’être pendu
De trahir
Il me faut la couverture du massacre
Pour prospérer
A l’abri du crime
M’abrutir
Il me faut la vertigineuse
Allusion du Mime
Il me faut confondre enfin le sublime
Et le sordide
En finir avec tous les siècles
Il me faut une faim ultime
Hélas il faut me battre
Mordre les mains
Ne pas abandonner
La lutte fratricide
Conte l’humanité
Annuler les têtes
Ne pas périr
Avant de les avoir tous tués
[L’idéal était mon squelette]
Ne pas avoir connu de frère
Avant d’avoir répandu sur toute la Terre
La honte d’être né.