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Denis Dufour | Notice des œuvres

Voix Off'

2005 | 91'02 | opus 174 | acousmatique | support audio | 2 pistes | éditions Maison Ona

• Version stéréo de la version originale pour 2 pistes à spatialiser et 6 pistes fixes synchronisées

• Commande de l’Ina-GRM

• Réalisation sur ordinateur au studio du compositeur à Paris 10e

• Prises de son : Denis Dufour

• Tournages sonores en extérieur : Silver Berg

• Prises de sons additionnelles : Renato Ercoli, Olwen Gaucher, Nolwenn Goupil, Hélène Guyot, Ysa Hocquet, Boris Jakobek, Yann Lesueur, Laure Pradeau

• Séquences de synthétiseur et de transformations analogiques : Julien Parès

• Assistant pour les transformations numériques : Jonathan Prager

• Enregistrement des voix : François Donato au studio 116 du GRM

• Préparation des enregistrements de textes : Agnès Poisson

• Direction des comédiens : Thomas Brando

• Voix : Manon Jomain et Stéphane Géraud

• Texte : Thomas Brando

• Création à Paris, Auditorium Olivier Messiaen de la Maison de la Radio, le 14 mai 2005 lors de la saison Multiphonie par Jonathan Prager sur les acousmoniums GRM et Motus

Voix Off’ fait partie de ces nombreuses œuvres acousmatiques à texte, à mi-chemin du poème symphonique et du Hörspiel, créées par Denis Dufour sur un texte ou un argument de Thomas Brando : Charge Maximale, Messes à l’usage des vieillards, Messe à l’usage des enfants, Bazar Punaise, Flèches, Chanson de la plus haute tour, Missa pro pueris, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (sur un texte de Stig Dagerman)…

Ici encore, sont réunis, comme dans Bazar Punaise, des fragments, des bribes, des voix. Mais là proprement intérieures, comme les dernières phrases d’un rêve que l’on entend en écho au réveil et que l’on se presse de noter avant qu’elles ne sombrent pour toujours dans l’oubli. Pas de discours donc, ni même de monologue, pas non plus de corpus poétique en soi. Juste des esquisses, des notes jetées en vrac sur un carnet à spirale et extériorisées, révélées, des flashes, des éclats arrachés à la matière brute et indistincte d’une sorte de maelström personnel que nous trimballons tous, fait de pensées, de désirs, de déceptions et de projets, et que le langage formule en nous par une sorte d’automatisme mystérieux, dont Wim Wenders a saisi la polyphonie secrète dans son film Les Ailes du désir en 1987.

Devant un paysage traversé, l’horizon des montagnes qui défile à travers les vitres d’un train, noyé dans une rivière à l’étiage pour se rafraîchir ou couché dans un pré fauché dans le soir, chevauchant un cheval fou furieux lancé à fond dans une pente rocheuse en tous sens, dans un hôtel de luxe de Saint-Moritz où on s’apprête à l’interner en maison de santé, le narrateur à double voix de cette errance verbale donne un contrepoint à des impressions purement visuelles procurées par la musique. Cette errance est comme étrangère en même temps qu’indissociablement liée à un lieu, à un instant, lieu, instant et circonstance qui ressurgissent si bien quand le hasard d’un nouveau vagabondage mental nous fait retrouver par le circuit pré-imprimé de la pensée une de ces bribes, une de ces veines gonflées de sensations, sur un air de déjà vu…

S’il est vrai que nous ne sommes constitués en tant qu’êtres humains que par la pensée, donc par le langage, alors il existe des voies de garage, des impasses au sens commun, chemins secrets et territoires abandonnés par la raison qui nous conduisent vers une sorte de vie parallèle, une vérité concurrente, un possible dont les schizophrènes s’affranchissent de tout retour probable, et qui les condamne à une exténuante rêverie – celle qui donne tant de feu et de vérité au Journal de Nijinski, en même temps qu’elle l’enferme à l’extérieur de lui-même dans un froid incommensurable et poétique. L’homme est fou, et c’est la pensée qui le rend véritablement fou, comme c’est elle qui ordonne le monde autour de lui. Ésope disait déjà il y a vingt-sept siècles que « la langue est la meilleure et la pire des choses ». Ce qui est vrai dans nos rapports avec les autres l’est également dans nos rapports avec nous-mêmes, et c’est ce que cette œuvre de Denis Dufour tente de mettre à jour, off the records pour ainsi dire, comme en son temps Pierre Henry avec Intérieur / Extérieur, ou plus loin Bernard Parmegiani avec Dedans / Dehors.

La voix elle-même, démultipliée, double tout d’abord et mixte, ambiguë, polymorphe, polysémique et syncrétiste tournoie sur elle-même un moment avant de donner pour ainsi dire miraculeusement naissance au paysage (et au texte) alors qu’elle semble par ailleurs tant l’ignorer, le côtoyer sans le voir, si tant est que comme l’induisait Schaeffer « un atome coupé en morceaux ne fait plus le même atome, il devient une autre matière, libère une énergie inconnue ». Et ce paysage sonore n’existe pas en dehors d’elle, il est sécrété mystérieusement par elle : il n’existe pas de montagnes et d’horizon sans la perception des montagnes et de l’horizon, et il n’existe rien non plus en dehors du nom que les choses portent en nous, nom chargé d’énergie collective qui les convoque à tout moment dans notre réalité intérieure et qui les fait exister à l’extérieur autant que si nous les avions réellement sous les yeux, et nous fait exister en tant qu’atomes d’un grand tout de l’humanité. Délivrés de cette énergie primitive, les mots éclatent comme des bulles à la surface d’un inconscient en fusion, sans qu’il soit toujours possible de se saisir d’un fil, sans qu’il ne nous soit donné de voir naître la matière, sans que l’on puisse toujours toucher une veine et la suivre jusqu’au bout, comme elle replonge dans les profondeurs du corps et disparaît émouvante sous la peau.

Jamais dans une œuvre précédente, Dufour n’avait tant martelé le territoire de la voix, jamais il ne l’avait tant parcouru et poli, fragmenté et réuni dans une pâte sonore qui fait dire vrai à Cocteau quand il espère dans Opium que « la voix ne ressemble plus réellement à la voix, mais que la machine use d’une voix propre, neuve, dure, inconnue, fabriquée en collaboration avec elle… ».

Avec un projet réellement cinématographique, Dufour construit par ailleurs des ambiances, des morphologies naturelles réinventées pour lui planter un décor grandiose et métaphysique, une sorte d’écho hors du corps et capable de convoquer en nous toutes les impressions, toutes les rêveries éveillées que notre inconscient nous souffle de vivre pour de bon, à nos risques et périls… « Que ces formes provoquent des réactions psychologiques nouvelles et différentes ne présente aucun doute, et l’on peut dire que cette nouvelle musique s’adresse surtout à l’inconscient » disait Ussachevsky.

Réalisant la transformation des arts que Bernard Réquichot appelait de ses vœux dès 1960 : « Il a bâti dans son cœur une église pour mystique sans dogme. » ; « Les mots, simples sonorités, n’ont plus besoin de sens. » ; « Aucun bruit n’y échappe et le tintamarre d’une usine devient aussi émouvant par son expression qu’une symphonie pastorale. Les sonorités actuelles deviennent une musique présente, comme la musique du commencement était le commencement de la musique. » : « Là le rien est quelque chose, la moindre chose est une chose immense, là sont les voix qui ne sont pas d’un être, là est l’espace qui est aux sons une forme de silence. ». Et pour conclure sur le langage, de Réquichot toujours : « Le monde extérieur s’élabore dans la pensée, l’ordre de l’univers c’est notre intelligence pour le saisir, pour le créer, pour saisir ce qu’il crée. » ; « Aveuglement dérisoire que de croire, puisque tant de convictions peuvent être contraires. […] À contempler tous ces fanatiques, obstinément limités à eux-mêmes, je voulais penser au vide des pensées, une espèce d’infini négatif… ».

C’est cet infini négatif que Denis Dufour nous propose de contempler dans son œuvre. [Jérôme Nylon]

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